02/11/2010

Les monstres des profondeurs

Les monstres des profondeurs

S'il n'était qu'un mythe de journaliste en mal de coupe, le « serpent de mer » s'effacerait vite des mémoires. Pourtant, il a toujours accompagné l'homme dans ses aventures sur les mers. Les témoignages abondent et se recoupent. Il faut savoir les peser et les ordonner. Une enquête de zoologie fantastique.


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Monstres marins

Puisque 60 % de la surface de notre globe sont sous les eaux, il ne faut pas s'étonner de la constances avec laquelle, depuis l'antiquité, les hommes rapportent leurs rencontres avec des monstres marins géants.

La Bible parle à cinq reprises du Léviathan, ce monstre mi-serpent mi-dragon, issu du folklore phénicien, qui se retrouve dans la plupart des mythologies orientales. En Europe, ce sont les navigateurs scandinaves qui nous ont donné les premières relations de telles apparitions. L'archevêque Olaus Magnus, exilé à Rome au XVIe siècle, a publié vers 1555 une longue histoire des pays nordiques, pleine de récits inquiétants sur les serpents de mer.

Il y décrit notamment une créature de 60 m de long pour 6m de tour de taille, qui mangeait des veaux, des agneaux, des porcs et même des pêcheurs : « un animal noir, avec une sorte de crinière, des yeux brillants, la tête dressée comme un chapiteau sur une colonne ». Curieusement, de nombreuses descriptions plus récentes correspondent à cette ancienne relation.

Au XVIIIe siècle, on signale encore un serpent de mer géant au large de la Norvège. Un autre archevêque, Erik Pontoppidan, en fait un livre en 1752, dans lequel il rapporte tous les témoignages qu'il a pu recueillir sur ce sujet.

Mais le XVIIIe siècle, c'est aussi le déferlement de la rationalité scientifique. Les apparitions de monstres en mer sont reléguées au rang de légendes pour marins et tournées en dérision. Pourtant, les fameux monstres n'en continuent pas moins à surgir sous les yeux des navigateurs terrorisés.

S'il est de bon ton d'expliquer que les « bosses » des serpents aperçues au-dessus des vagues ne sont que des bancs de dauphins en train de jouer, quelques scientifiques acceptent l'hypothèse de serpents de mer géants. En 1893, Thomas Huxley écrit qu'il n'y a aucune raison pour qu'on ne trouve pas de reptiles de 15 m de long – ou plus – dans la mer. En 1877, A.O. Bartlett affirmait déjà qu'il n'était guère intelligent de mépriser un fait attesté par autant de témoignages différents.

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Sir Joseph Banks

Les savants qui croient au serpent de mer : Sir Joseph Banks (1743-1820), un éminent naturaliste anglais et Thomas Huxley (1825-1895), une autorité scientifique de premier plan. Pour de nombreux biologistes, il serait absurde de nier un fait largement attesté. Jusqu'aux XVIIIe siècle, on pensait que les océans étaient peuplés de baleines monstrueuses aux crocs acérés.

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Thomas Huxley

Dans la première moitié du XIXe siècle, les apparitions de monstres marins se multiplient le long des côtes nord-américaines. Constantin Samuel Rafinesque se passionne pour leur étude et met son talent de naturaliste réputé au service de la défense du mégophias, ou grand serpent.

Les polémiques entre partisans et adversaires de l'existence du serpent de mer font rage. On s'insulte dans les colonnes du Times londonien. Les ennemies les plus résolus du mégophias vont jusqu'à faire publier des faux témoignages d'apparitions pour ridiculiser les défenseurs des monstres marins. Au début du Xxe siècle, beaucoup de témoins n'oseront pas affirmer publiquement ce qu'ils ont vu : « Ne dites rien, lance le capitaine du Grangense à ses hommes immédiatement après une de ces apparitions, ils diraient que nous étions saouls... »

Et pourtant, tous les témoignages sont formels, il se passe parfois de drôles de choses sur la mer. Autour du Grangense, c'est une sorte de crocodile géant, avec des dents longues de 15 cm, qui est venu s'ébattre. Le bateau était au large des côtes brésiliennes. Plusieurs années auparavant, l'équipage de l'Eagle britannique avait vu un tel monstre, dans les mêmes parages.

Commentaire du lieutenant George Senford, du navire marchand Lady Combermere, après avoir aperçu, à moins de 200 m de son navire, un serpent long d'environ 20 m : « Nous n'avons pas pu nous tromper et nous sommes tous très heureux d'avoir eu la chance de voir le « véritable serpent de mer », dont on disait qu'il était le produit de l'imagination de quelques skippers yankees ! »

En 1879, un autre militaire, le major H. W. J. Senior, du Bengal Staff Corps, voyageant à bord du City of Baltimore, aperçoit un serpent de quelques 9 m de long, en plein golfe d'Aden. Il décrit sa tête comme celle d'un bulldog. Son rapport sera contresigné par plusieurs autres passagers.

Plus tard, c'est le capitaine John Ridgway qui, au cours de sa traversée de l'Atlantique à la rame, aperçoit, à 10 m de son embarcation, un serpent de mer long de 10 m, au corps « phosphorescent comme s'il avait été bordé de néon ». C'était le 25 juillet 1966. La bête plonge en direction du bateau, mais ne reparaît pas.

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Plus récemment encore, au large des côtes de Cornouailles, un de ces monstres – un Morgawr, comme on l'appelle dans la région – fait plusieurs apparitions en 1975 et 1976. Il est même pris en photo. Au pays de Galles, dans les eaux de la baie de Cardigan, en 1975, trois petites filles aperçoivent une créature traverser la plage pour plonger dans la mer. La bête avait 3 m de long, un long cou, une longue queue et ... des yeux verts. Plusieurs pêcheurs confirmèrent leurs dires en reconnaissant, sur un croquis, le monstre qu'ils avaient vu en mer.

Evidemment, chaque affaire de serpent de mer amène son lot de vrais et de faux témoignages. Les escroqueries au monstre marin abondent, depuis le journal qui veut remplir ses colonnes avec du sensationnel facile jusqu'au petit malin qui veut gagner beaucoup d'argent en vendant à la presse des clichés fabriqués.

Un examen minutieux des photos, ou une étude précise des « restes » retrouvés, conclut presque toujours à une supercherie. En 1808, un animal long de 17 m est rejeté par la tempête sur les côtes anglaises, dans les Orcades. Le dessin, fait sur place devant les témoins et avant la dispersion de la plupart des restes par la tourmente, montre un animal extraordinaire, avec un long cou, une longue queue et trois paires de pattes, caractéristiques jusque-là inconnue chez les vertébrés. Finalement, un chirurgien britannique, Everand Home, parvient à obtenir quelques spécimens récupérés sur place et n'a aucun mal à identifier la créature : un requin ! La décomposition rapide de certaines parties de son corps avait sculpté sa carcasse jusqu'à en faire un animal fabuleux.

Un autre animal fantastique s'échoue, en 1925, près de Santa Cruz, en Californie. Le cou semble mesurer 8 m de long et la tête présente un curieux bec. Ce n'est qu'une carcasse de baleine à bec, une espèce très rare qui ne se rencontre que dans le Pacifique Nord. C'est sensiblement la même histoire qui défraie la chronique australienne à l'été 1960 : les restes d'un étrange animal sont échoués sur une plage. Finalement, il ne s'agissait que d'un énorme morceau de gras de baleine.

Le 25 avril 1977, le chalutier japonais Zuiyo Maru remonte dans ses filets, au large de la Nouvelle-Zélande, une carcasse aux contours monstrueux. Avant de la rejeter à la mer, le capitaine prend le soin de la photographier et de la faire dessiner. La presse du monde entier s'arrache les photos... d'un requin géant décomposé !

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Carapace

Malgré tout, à défaut de preuves concrètes, il faut bien considérer comme convaincants les récits répétés depuis des années, et même des siècles, d'apparitions de monstres marins, toujours dans la même région. Dans le détroit de Géorgie, sur la côte occidentale canadienne, on connaît le Caddy – Cadbosaurus pour les savants – depuis des générations. Avant l'arrivée des Blancs, il terrorisait déjà les Indiens. Récemment, plusieurs pêcheurs l'ont encore aperçu.

Plus au sud, sur la côte Pacifique, dans une zone de pêche hauturière très appréciée, près de l'île de San Clemente, les témoignages à propos de serpents de mer abondent et viennent de gens « éclairés », plutôt difficiles à s'émouvoir et soucieux ordinairement de s'éviter le ridicule.

Pourquoi, dans ces conditions, le serpent de mer est-il si mal connu ? Sans doute en partie à cause du progrès : on peut imaginer que les monstres marins – si monstres il y a – préfèrent s'écarter des voies maritimes fréquentées. Et comme l'homme ne s'éloigne guère de ce voies fréquentées... Autrefois, quand la navigation était beaucoup plus imprécise et silencieuse, les rencontres étaient logiquement plus nombreuses.

Un homme, pourtant, s'est acharné à étudier ces créatures déroutantes : Bernard Heuvelmans, un zoologiste belge spécialisé dans la recherche des animaux disparus. Publié voici quelques années, son ouvrage, Dans le sillage des serpents de mer, est le plus exhaustif et le plus détaillé de ceux qui existent sur le sujet. L'auteur a dépouillé près de six cents témoignages oculaires, recueillis entre 1639 et 1964. Une soixantaine se rapportait à des animaux connus pris à tort pour des monstres. Cent vingt cas enfin ont été éliminés pour l'insuffisance des détails relatés ou un trop grand flou dans la description. Restent quelque trois cent cinquante cas. Les plus passionnants.

Après avoir attentivement étudiés, Bernard Heuvelmans les classe en neuf types distincts de manifestations, qui vont du serpent de mer « au long cou » et au corps en forme de cigare – le plus souvent observé – jusqu'au crocodile géant long de 15 à 20 m, qui n'est que très rarement observé et toujours dans des eaux tropicales. Pour les autres types, l'auteur utilise des termes purement descriptifs comme « chevaux marins », « créatures à plusieurs bosses », « phoques géants » ou « ventres jaunes ». Il fait également état d'un groupe appelé « périscopes ambigus », qui pourrait se composer d'anguilles géantes ou d'animaux à long cou.

L'anguille géante paraît bien être une créature dont l'habitat normal serait les fosses sous-marines et qui ne monterait en surface qu'à la veille de mourir. Le « saurien marin », autre nom du crocodile géant, pourrait être un animal de la période jurassique, qui aurait survécu jusqu'à maintenant dans un habitat situé au-dessous de la surface de la mer. Les créatures à « ventre jaune » ne seraient que des poissons géants, voire une variété particulière de requin.

Enfin, Bernard Heuvelmans note que, depuis le début du siècle, la plupart des apparitions concernant des monstres marins « à long cou », ce qui signifierait que leur nombre est en train d'augmenter, sans doute au détriment des autres créatures fantastiques, comme le phoque ou l'otarie géants.

L'homme est loin d'avoir exploré toute l'immensité sous-marine. Chaque année, de nouvelles espèces, de petits poissons, oubliés des abysses ou survivants de la préhistoire, sont répertoriées par les scientifiques. Demain, peut-être, la clé du mystère séculaire des serpents de mer et autres monstres marins nous sera donnée par de hardis aventuriers du monde du silence.

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